Faire connaître la revue dirigée par Georges Lambrichs aux éditions Gallimard de 1967 à 1977 : 30 numéros qui résonnent de fines attaches. Ce blog suit l'aventure d'une recherche avec ces 30 numéros et leurs résonances dans les lectures-écritures d'aujourd'hui.

31 octobre 2012

Jean-Loup Trassard, une déménagerie avec Les Cahiers du Chemin


(Ce qui suit a été prononcé à l'Université de Pau dans le cadre du colloque "Jean-Loup Trassard : une ethnologie poétique" le 19 octobre 2012)



Dans un récit à propos des chemins du bocage mayennais, « Un miroir des ornières », Jean-Loup Trassard livre une réflexion qui contredit aux habitudes de pensée : « toute la campagne est un intérieur et c’est ce caractère d’abord de l’étendue que nos chemins parcourent[1] ». Une telle réflexion se poursuit jusqu’à penser l’expérience de sa propre écriture :  « La relation que je dois faire va où les chemins la mènent. A mesure que j’écris, la question même l’emporte sur une quelconque affirmation. Je cherche encore l’histoire que je voulais me raconter. L’aventure est dans un espace où mes nuits descendent[2] ». Avec Jean-Loup Trassard, faire relation demanderait de continuer ces chemins d’aventure « dans un espace où [nos] nuits descendent ». Cette interaction forte d’une forme de vie et d’une forme de langage prend tout son sens dans l’attachement à la Mayenne natale – sa maison, son bocage, ses agriculteurs et artisans. Ne tient-elle pas également au fait qu’il est un auteur du Chemin, c’est-à-dire un auteur dont l’éditeur et donc l’interlocuteur dans la maison Gallimard a été longtemps Georges Lambrichs ? Depuis L’Amitié des abeilles dans la collection « Jeune prose » dirigée par Lambrichs, on compte (seulement !) quatre livres dans la collection « Le Chemin » avant que son auteur poursuive dans la blanche jusqu’à récemment L’Homme des haies, mais Trassard souligne lui-même l’importance de cette rencontre dans son parcours :
Avec la parution de L’Érosion intérieure, j’entre dans le cercle des auteurs de la collection «Le Chemin» que G. Lambrichs dirige chez Gallimard. Il ne s’agit pas d’une école, G. Lambrichs se veut œcuménique, mais le fait que nous nous lisions les uns les autres est un soutien. J’approche ainsi Michel Butor, J.M.G. Le Clézio, Michel Deguy, George Perros, Jacques Borel puis Michel Chaillou, plus tard Gérard Macé et bien d’autres, comme Paul Oster ou Henri Thomas… Certains deviennent des amis, et le sont restés ! Pendant une dizaine d’années, je serai un assidu des « réunions du Chemin », comme de la revue Les Cahiers du Chemin, dont je participe au lancement et où je publierai régulièrement[3].
On ne peut pour autant rapporter ce parcours d’écriture à quelque circonstance voire à une rencontre heureuse, sachant bien qu’il est d’abord l’aventure d’une œuvre et d’une vie se poursuivant dans toutes les lectures. Toutefois, il semble évident que cette « dizaine d’années » a profondément accompagné la vie et l’écriture de Trassard et qu’on ne peut ne pas les considérer.
En 1977, la revue Les Cahiers du Chemin s’arrête et Trassard raconte :
G. Lambrichs me demande d’être au sommaire de la N.R.F. dont il vient de prendre la direction. Le texte est publié en septembre, entre Beckett et Kafka[4] !
Le Chemin continue donc pour lui et non sans une certaine fierté, ou plutôt sans la conscience d’un défi qu’il se doit de relever dans le cadre d’une démocratie des écritures n’excluant pas d’éventuels conflits voire classements et en tous cas des effets de pluralité, qu’organise un sommaire de revue et ici un directeur qui a toujours décidé seul de son état final – pour ce qui concerne ses Cahiers et ici son premier numéro NRF.
Sans ici prétendre tirer quelque conclusion s’agissant d’une relation décisive dans l’histoire éditoriale de cette œuvre, je voudrais seulement considérer quelque peu un moment à côté d’autres qui paraissent peut-être plus évidents tels que les parutions d’ouvrages, je veux parler de sa participation aux Cahiers du Chemin, la revue de Lambrichs que « La Revue » de « la Maison », La N.R.f, éclipse trop souvent jusque dans les récentes manifestations et publications autour du centenaire de la Revue et de la Maison ! Les Cahiers me semblent avoir tenu un rôle décisif au tournant des années soixante-dix quant à quelques écritures et peut-être même à la configuration littéraire en France et à l’écriture de quelques-uns qui aujourd’hui comptent. Ce sont donc les quinze participations de Jean-Loup Trassard aux trente numéros de la revue de Lambrichs. Du numéro 1 au numéro 30, Trassard ouvre et ferme avec Lambrichs une expérience incomparable dans ces années 67-77 du siècle dernier. De « Noctuelle » à « Ravissement », titres dont la force me semble parfaitement illustrer cette expérience, ces quinze contributions pourraient au premier abord se dissocier en textes de création ou récits et en comptes rendus de lecture, une dizaine puis cinq, ces derniers tous repris dans Traquet motteux. Mais ce serait à la fois mal comprendre la poétique des Cahiers et celle de l’écriture de Trassard, car l’une et l’autre défont ces partages habituels entre fiction et documentation, récits et essais. A partir des contributions de Trassard aux Cahiers de Lambrichs, je me propose de considérer combien toute sa poétique s’éloigne de telles dichotomies et invente à la fois, dans la relation littéraire, une solitude solidaire, dans le rapport du vivre et de l’écrire, une distance familière et, dans les gestes d’écriture, un essayisme poétique.

Une solitude solidaire : le braconnage

La solitude vécue par l’enfant est un leitmotiv des récits de Trassard où l’enfance s’abandonne à la campagne si ce n’est à la rêverie bocagère jusque dans la maison et les livres. Au premier abord, il s’agirait de se conformer à la condition qu’on pourrait dire « moderne » de l’écriture et par conséquent de l’écrivain[5]. Laquelle ne cesse de se nourrir de la mythologie si ce n’est de l’idéologie d’un individualisme forcené qu’une solitude existentielle viendrait porter à une quasi-assomption métaphysique, dès qu’écriture. Pour contrecarrer une tel postulat, on se contente généralement de l’argument sociologique de la sociabilité littéraire. La participation à une revue qui a offert à 147 auteurs 428 occasions de publier dans près de 5000 pages pendant dix ans témoignerait de faits qui défont toute mythologie individualiste de la pratique d’écriture ; sans compter le fait que Trassard participe activement au premier cercle des Cahiers avec les rencontres fréquentes de ses membres autour de Lambrichs. Mais on le sait, la solitude de l’individu dans la foule, et ici dans la bande, serait constitutive de notre modernité… Alors, faut-il se contenter d’osciller entre un individualisme et un holisme indépartageables, sauf à lire la revue… et à commencer par la première contribution de Trassard au premier numéro de la revue de Lambrichs : « Noctuelle[6] ».
La « déménagerie » ici consisterait dans une perte de l’identité narrative. Se perdre dans la narration comme on se perd en campagne bocageuse ou en nuit noire ou en lecture rêveuse. Une femme attend, « son visage contre les vitres déformantes », « sa chemise de nuit frôle la pierre des embrasures ». On la suit dans ses activités de jour et « le soir est différent » : « Rideaux fermés, elle gagne le fond des pièces ». Si « la nuit creuse des douves », voilà que, sans nous prévenir, la narration passe à la première personne, comme on dit. Puis ne cessent d’alterner deux modalités énonciatives qui construisent un continu ou plutôt les passages ininterrompus de la confusion récitative de deux voix. Nous ne savons plus quelle voix nous appelle, et d’aucuns pourraient classer le récit dans un fantastique rural voire dans une folie douce ou grave : « Chaque soir ils sont plus nombreux. A toutes les fenêtres de la maison je vois briller leurs yeux. […] Ils continuaient à rôder, m’attendaient, comment savent-ils que je suis seule ? » L’énonciation qui avait commencé sur le mode de la supposition, et donc de l’expérimentation, a vite pris le pli d’un présent qui impose la force d’une expérience même si le doute concernant ce qui arrive laisse la place à l’hésitation entre lecture subjuguée par d’« anciennes gravures » et nature subjugante où un « signe des morts, un principe d’eux émané qui se vêt aux nuances d’automne, tremble dans la campagne » (94). Le récit de cette voix dédoublée s’achève sous le signe de l’effacement pour laisser « une transparence au lieu où se dessineraient (s)es pensées toujours à recommencer ». La « déménagerie », si elle prend l’allure du récit fantastique que semble ne plus du tout revendiquer son auteur dans ses récits ultérieurs, n’en porte pas moins au cœur de l’écriture une dramaturgie énonciative qui ne cessera de le hanter. « J’aperçois un visage, un étonnant visage qui ne peut pas être mien » prépare cette clausule du magistral roman Dormance : « Je suis assis dans ce pré depuis des millénaires » (321). Des voix antérieures ne cessent de pluraliser l’oralité de cette écriture : la solitude de l’écrivain aussi bien que celle du lecteur se voit alors feuilletées par d’infinies présences et résonances.
Aussi, je dirais que Trassard, parmi ceux du Chemin, offre exemplairement dans ce tournant des années soixante-dix, l’ombre nécessaire aux feux avant-gardistes. Son écriture projette un peu de nuit, celle d’une enfance portant l’écriture : « Ramasseur de graines solitaire, guetteur des bêtes, apprenant à connaître les règnes et le vent avec mes cinq sens dans un vaste jardin, quelques prairies, j’ai l’impression d’avoir commencé par être, petit, une sorte d’homme préhistorique[7] ». Cette clausule de L’Espace antérieur n’est en aucun cas un passéisme et encore moins une attitude réactionnaire mais une solitude solidaire que la revue et la collection de Lambrichs ont accueillie pour que les papillons de nuit obscurcissent un peu les pleins feux individualistes ou collectivistes des avant-gardes proclamées ou des académismes installés. Lambrichs, avec Trassard, faisait place au braconnage confondant toutes les sciences de l’homme dans une écriture à l’écoute de ce que l’époque entendait bien peu.

Une distance familière : l’estrangement

Si j’en crois la préface à son Agronome sifflotant titré Traquet motteux[8], ouvrage dans lequel Jean-Loup Trassard reprend cinq de ses contributions à la « partie critique » des Cahiers, « dans un milieu littéraire et très citadin », il a dû se contenter d’« évocations » permettant d’introduire des « sujets rustiques » en lieu et place d’« études détaillées, folles véhémentes » qu’il aurait aimé avoir écrites. Certes, on sait depuis lors la place prise dans son écriture par ses entretiens approfondis avec « les artisans et les cultivateurs-éleveurs », pénétrant les images pour y trouver les voix ; toutefois on ne peut se contenter de lire dans ces cinq textes seulement des « évocations » où Trassard se serait contenté d’une ethnologie poétique en passant. Et si c’était en passant, c’est-à-dire en chemin, qu’effectivement il n’a pas tardé à engager par tous les moyens, les siens, une écriture de la distance familière : un peu comme deviennent les outils des artisans et agriculteurs car « si la courbure des manches, l’usure des lames, l’écaillement des masses, livrent la trace d’un combat historique, il faut reconnaître qu’il fut amoureux », écrit Trassard dans le compte rendu d’un ouvrage sur l’outil qu’il publie dans le n° 12 des Cahiers du Chemin. Puis la réflexion semble s’élargir à l’expérience propre : « Transformation du matériau brut, donc emprise sur la nature (croyant la sublimer), mais au niveau de l’outil manuel le champ demeure assez réduit, l’effort assez pénible, pour que l’action ne conduise jamais à une esthétique de la force et de la domination. On recherche la finition, non l’envergure[9] ». Ce « on »  ne recouvre-t-il pas un sujet de l’écriture autant qu’une main prenant tel outil ! Et cette action n’est-elle pas très exactement ce que fait l’écriture de Trassard : les nommant, ces outils par exemple, « c’est d’abord une envie d’apprendre et de faire », une vie avec car « la main démange de les faire à nouveau bouger, de faire monter l’odeur de la sciure, tinter le métal, jaillir les étincelles[10] » - ainsi s’achève « Mainmorte ». Si, pour reprendre certaines notations de La Déménagerie, Trassard n’hésite pas dans ces notes critiques à « continuer son activité de notaire[11] » et à être « très attiré par l’art du rangement, qui sans doute structure l’esprit[12] », bref s’il inventorie et archive, on sait qu’il participe d’une certaine manière à ce que Francis Ponge inaugura avec son Parti pris des choses. Toutefois, on aperçoit vite combien, de fait, il prend ses distances avec l’« esthétique de la force et de la domination » de ce dernier.
Aucun hasard bien évidemment à ce que ce soit Trassard qui rende compte d’un ensemble d’ouvrages permettant de traiter de « la notion même du chemin[13] » dans le numéro 26 des Cahiers du Chemin ! S’il cite abondamment les ouvrages, le montage lui même assez labyrinthique lui permet de confier l’orientation de son écriture – et peut-être même celle de son ami Lambrichs avec sa revue : « Toutes ces traces d’homme à hommes, de foyer à foyer, depuis les fines sentes jusqu’aux larges chemins herbus, j’aimerais en habiter le dédale paisible, au plus près[14] ». Mais plus que de les habiter, ce sont les chemins qui l’habitent parce que « le chemin du conte en arrière s’efface à mesure et devant se divise toujours » jusqu’à cette clausule : « au-delà semble-t-il des fermes les chemins emmêlés s’éloignent dans le pays[15] ». Bien loin d’un « parti pris » qui enclencherait une démarche si ce n’est une réduction eidétique dans la tradition phénoménologique, Trassard ouvre à un estrangement : « les chemins, cachés sous les arbres, s’anéantissent par la boue, lieux d’impossible passage[16] », écrit-il au cœur de ce texte programmatique dans la stratégie de Lambrichs. Ce ne sont pas les voies de l’affirmation et de la maîtrise mais celles de la pluralité et de la relation emmêlée.  
Dans cette période où l’accompagne Lambrichs, Jean-Loup Trassard écrit des récits –le premier roman Dormance nous est donné à lire en 2000. De l’un à l’autre de ces récits, bien des fils se tissent un peu comme dans une revue, en l’occurrence Les Cahiers du Chemin. Des passages de voix ne cessent de constituer une œuvre solidaire faite de chacune de ces voix solitaires. Du numéro 1 au numéro 11, de « Noctuelle » au « Cerceau de bois », s’entend un tel passage de voix quand, dans ce dernier récit entièrement tourné comme le précédent vers la mère, nous lisons une reprise de la clausule du premier récit : « la nuit fond sur la neige dont la clarté écarte les rideaux ». Non seulement l’image de « Noctuelle » vient ici se renverser mais l’obscur continue son travail au cœur même de la blancheur neigeuse. L’évocation de la maison hantée par la présence féminine de la mère s’ouvre certes puisque le narrateur note : « Et la maison, toutes portes et fenêtres ouvertes – ses voix rassurantes – buvait l’air, aux bourdonnements graves d’abeilles retrouvées. » Alors écrit-il, « je courais, découvrant la terre, je vivais avec le vent frais ma légèreté. » Il livre alors dans ce mouvement éperdu cet émouvant moment de retour à la maison : « J’allais au fond des prés où les fleurs semblaient plus étranges, chaque jour à son lit je rapportais plusieurs bouquets » (p. 70). En un seul paragraphe, nous avons le rythme-sujet d’une écriture qui n’est pas seulement remémoration mais expansion infinie d’une relation au double sens du terme : récit et rapport, distance et proximité, séparation et attachement, puisque « toute racine est douloureuse, mais dans le vent des abandons c’est aussi, montée de la terre, de l’eau douce filtrée par les douces feuilles des tilleuls, une main tendre et sûre » (p. 77). Un rythme-sujet qui ne peut que se reprendre, réciter sa relation d’écoute au plus juste de cette inquiétante étrangeté : « les merles criaient chaque soir l’effroi du crépuscule » (p. 80).
Le récit, « Ariane aranéide », qu’on peut lire dans le n° 24 des Cahiers et qui ouvre le recueil de récits Des Cours d’eau peu considérables, conte les errances dans la campagne vers « l’étang, ou la rivière plus distante, toujours aux premières heures et à quelque saison que ce fût[17] », d’un personnage dont le nom dit l’activité : Hilaire. Lequel « s’y rendait pour rien, c’est-à-dire pour quelque chose de si profond qu’inapparent aux autres, inexprimé d’ailleurs en lui-même. Et par la précipitation qu’il mettait à gagner les quartiers plus sauvages, par le peu de temps qu’il s’y accordait, ces sortes de promenades avaient une violence[18] ». Ces échappées fulgurantes toujours s’achèvent « en remontant vers la maison[19] » où la mère accueille : « Elle plus ou moins endormie dans la maison sur quoi se dirigent les chemins, les allées, l’attendait, centre du rayonnement doux de sa voix, de ses gestes et ses regards[20] ». Ces échappées ouvrent à un régime cognitif non exempt d’« une sorte de fascination[21] » où le familier et l’inconnu se fondent dans une réciprocité qui tisse une toile recommencée tous les matins comme fait l’épeire diadème et donc notre écrivain, ou plutôt le sujet de cette écriture, dénommé ici Hilaire. La distance que ne cesse de parcourir cette errance d’écrire consiste donc « par-delà les belles toiles à gagner un lieu que la nuit avait dû quitter en dernier, où l’été une fois encore serait neuf ».
La déménagerie dans Les Cahiers du Chemin opère donc une critique en actes des certitudes que les professionnels de l’avant-gardisme ou de l’académisme de l’époque ne cessent de professer voire de manifester quand, au même moment dirigeant sa revue, un Lambrichs risquait ses amis du Chemin à « aller hardiment vers l’inconnu » de ce qu’on écrit, et de ce qu’on vit dans et par l’écriture, au lieu de faire confiance « à la pensée avant les mots[22] ». Cette errance augmente l’étrange au point peut-être d’ouvrir une dissonance incommensurable avec l’époque.

Des essais poétiques : la dissonance

Les Cahiers du Chemin ont été historiquement concomitant à mai 68 avec l’apothéose des trente glorieuses et des espoirs révolutionnaires du XXe siècle mais également avec l’apogée du structuralisme et du tel-quelisme. Rares sont les récits de Trassard qui font à cette époque allusion claire aux événements. Dans le n° 18 de la revue de Lambrichs, un récit s’ouvre par un long passage mis entre parenthèses, qui fait explicitement référence aux événements du quartier latin : « remous qui finalement ne brisaient qu’une surface[23] ». Ce récit oppose à ces « remous » un fait divers paru « en dernière page du journal du soir […] totalement rempli d’analyses politiques et de violences neuves », lequel réitère le lendemain la même information : un loup abattu par un fermier. Que le fait soit vrai ou fictif, le narrateur de « Harloup », ce cri destiné à exciter les chiens de chasse, en tire une leçon qui me semble orienter toute l’écriture dans l’exercice de ce que Marcel Détienne appelle « l’épreuve répétée de la dissonance, c’est-à-dire de la comparaison au plus loin, celle qui avive au mieux l’œil comparatiste[24] ». Méthode que, me semble-t-il, Trassard explore exemplairement puisque, selon lui, ces informations dissimulées et répétées, « il fallait pour les lire plus que ce sens du braconnier qui perçoit à travers les ronces la présence de la bête au gîte, une condition de l’être entier commencée dès l’enfance[25] ». Le texte qui suit fait se frotter des « pièces conceptuelles », pour emprunter encore à Détienne, relevant pour les premières de souvenirs d’enfance mis en perspective, puis les deuxièmes de la citation de fait divers couvrant une grande variété géographique et historique, accompagnée par des sources documentaires les plus diverses résultant de lectures et recherches dans les ouvrages et revues de la bibliothèque, et enfin les dernières d’une écriture expérientielle se fondant dans la terre et ses végétaux noyés dans une campagne « à la limite du jour[26] ». Dissonante par ses pièces ajointées, l’écriture engage une attention inhabituelle à l’insignifiant voire à l’invu. Il s’agit de voir ce qui « sort du texte comme un loup en lisière du bois pouvait surgir. Il est insignifiant : tête basse, queue traînante, il trotte de travers et disparaît[27] ».
Je ne reprendrai pas ici la belle analyse, sous le signe de la résurgence du mythe d’Eurydice dans quelques écritures contemporaines, proposée par Arlette Bouloumié[28] à propos de « Ravissement ». Ce texte écrit certainement en songeant au mythe d’Orphée et Eurydice, a été publié dans le dernier numéro des Cahiers du Chemin. Je voudrais seulement ici rebondir sur sa clausule étonnamment longue : « Si d’un tel voyage les mineures péripéties se laissent raconter – et même entendre, au-delà, les roucoulements des tourterelles dont il ne saurait désormais s’ils soufflaient devant les champs de grain une douceur insupportable ou s’ils étaient funèbres – les causes de la révélation, muette foudre intérieure, ne peuvent pas être affirmées : il serait vain de chercher à voir avec ses yeux la campagne frémissante quand, vers le chemin plus bas où les ombres fragiles dernières vapeurs fumées de fermes fuyaient entre les buissons légers, Hère – fût-ce pour un instant – allait se retourner[29] » Le protagoniste principal, Hère, lancé sur «  le chemin qu’il connaissait […] le trouvait étranger[30] » : c’est dire combien la dissonance organise le parcours de celui qui ère « quand l’ampleur de la perte l’avait écrasé[31] ». Et s’il « s’abandonne à la descente » au point de « basculer vers l’inconnu », Hère semble condamné à « se trouv[er] en route[32] ». Mais, alors même qu’une dimension mythique ne cesse d’augmenter sa condition, toute l’écriture ne cesse de se refuser à une aussi belle destinée, à une aussi évidente réécriture. Le paysage, lui-même fuyant, aurait finalement abusé le lecteur : « c’est l’obscurité, le temps passé là, qui donnaient au paysage une dimension excessive[33] ». Un principe de dissonance viendrait donc comme retirer toute assurance ou réassurance à cet emportement : « Hère n’avait pas une idée nette de ce qui, un soir, l’aurait mis en route[34] […] ». Le ravissement est double : ravisseur et ravi à la fois, engagé dans une érotique généralisée et, en fin de compte peut-être « c’était comme s’il portait le chemin, accablé sous l’ancien fondement de pierre » !  Bref, Hère comme l’écriture de Trassard est bel et bien cet essai poétique inouïe de faire s’asseoir un je-ici-maintenant « dans ce pré depuis des millénaires ».
***
Engagé dans le braconnage au sens où Michel de Certeau proposait pour la lecture un « principe d’ubiquité[35] », Trassard, sans jamais confondre fiction et histoire, augmente l’estrangement des comptes rendus visant toute réalité, particulièrement celle qu’on voit peu et, en cela, il illustre merveilleusement la leçon de l’historien Carlo Ginzburg[36], mais il faudrait préciser que son essayisme poétique n’est pas l’assurance réitérée d’une entrée qui verrait notre auteur qualifié de rural ou témoin d’un monde disparu, quand c’est, comme le propose Marcel Détienne « l’épreuve répétée de la dissonance[37] » qui organise l’œuvre toujours en cours. Bref, ces trois mouvements engagerait une même « déménagerie » qui ne cesse de nous transporter tout à la fois à dos d’écriture, de songe et de pas[38].
Les dix ans des Cahiers auront pour le moins compté dans ce qui les emporte : un œuvre qui compte.



[1] J.-L. Trassard, « Un miroir des ornières » dans L’Ancolie, p. 93.
[2] Ibid., p. 96.
[3] Jean-Loup Trassard, « Quelques dates dans une vie », http://www.jeanlouptrassard.com/jlt/biographie/entretiens.html
[4] Ibid.
[5] Tocqueville écrit que « l’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître » (De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier Flammarion, p. 125).
[6] « Noctuelle », Les Cahiers du Chemin n° 1, octobre 1967, p. 47-57. Repris dans Paroles de laine (1969), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1989, p. 83-96.
[7] L’Espace antérieur, 1993, p. 210.
[8] Jean-Loup Trassard, Traquet motteux ou L’agronome sifflotant, Cognac, Le temps qu’il fait, 2010, p. 12.
[9] Ibid., p. 37.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Jean-Loup Trassard, La Déménagerie, p. 110.
[12] Ibid., p. 113.
[13] Traquet mottet, p. 30.
[14] Ibid., p. 29.
[15] Ibid., p. 32.
[16] Bid., p. 30.
[17] Des Cours d’eau, p. 12.
[18] Ibid..
[19] Ibid., p. 21.
[20] Ibid., p. 23.
[21] Ibid., p. 21.
[22] Georges Lambrichs, Mégéries, p. 20 et p. 70
[23] L’Ancolie, p. 113.
[24] Marcel Détienne, Comparer l’incomparable Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, « Essais », 2009, p. 173.
[25] L’Ancolie, p. 114.
[26] Ibid., p. 125.
[27] Ibid., p. 128.
[28] Arlette Bouloumié, « La Résurgence du mythe d’Eurydice et ses métamorphoses dans l’œuvre d’Anouilh, de Pascal Quignard, de Henri Bosco, de Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde, et Jean Loup Trassard », paru dans Loxias 2, mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1244.
[29] Des cours d’eau, p. 67.
[30] Ibid., p. 49
[31] Ibid., p. 53.
[32] Ibid., p. 62.
[33] P. 63.
[34] P. 65.
[35] M. de Certeau, « Lire : un braconnage » dans L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, « folio/essais », 1980, p. 250.
[36] Carlo Ginzburg, « L’estrangement Préhistoire d’un procédé littéraire » dans A Distance Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Galliamrd, « Bibliothèque des histoires », 2001, p. 15-36.
[37] Marcel Détienne, Comparer l’incomparable Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, « Essais », 2009, p. 173.
[38] Je reprends ici ce passage qui clôt « Un miroir des ornières », ce très beau texte sur les chemins (L’Ancolie, « L’imaginaire », p. 108).

Les quinze contributions de Jean-Loup Trassard aux Cahiers du Chemin


Les quinze contributions de Jean-Loup Trassard aux Cahiers du Chemin de Georges Lambrichs :

1.    Les Cahiers du Chemin [n° 1], octobre 1967 : Noctuelle, p. 47-57. Repris dans Paroles de laine (1969), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1989, p. 83-96.
2.    Les Cahiers du Chemin [n° 3], avril 1968 : Étais, p. 118-120.
3.    Les Cahiers du Chemin [n° 6], 15 avril 1969 :  Hors des lies, p. 60-73. Repris dans Paroles de laine (1969), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1989, p. 171-189.
4.    Les Cahiers du Chemin [n° 9], 15 avril-15 juillet 1970 : Aval, p. 163-167.
5.    Les Cahiers du Chemin [n° 11], 15 janvier 1971 : Le cerceau de bois, p. 60-72. Repris dans L’Ancolie (1975), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2009, p. 59-80.
6.    Les Cahiers du Chemin [n° 12], 15 avril 1971 : Mainmorte sur « L’Outil » (A. de Visscher, Bruxelles, 1969), p. 161-168. Repris sous le titre « Mainmorte », Traquet motteux ou l’agronome sifflotant (1994), Cognac, Le Temps qu’il fait, 2010, p. 33-38.
7.    Les Cahiers du Chemin [n° 14], 15 janvier 1972 : Caloge, p. 107-114.
8.    Les Cahiers du Chemin n° 16, 15 octobre 1972 : G. Doyon et R. Hubrecht : L’architecture rurale et bourgeoise en France, p. 133. Repris sous le titre « Des fermes », Traquet motteux ou l’agronome sifflotant (1994), Cognac, Le Temps qu’il fait, 2010, p. 15-23.
9.    Les Cahiers du Chemin n° 18, 15 avril 1973 : Harloup, p. 19-29. Repris dans L’Ancolie (1975), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2009, p. 109-132.
10. Les Cahiers du Chemin n° 21, 15 avril 1974 : Marcel Gautier : Chemins et véhicules de nos campagnes ; Lucien Brasse-Brossard : Le manuel du bon charretier ; Mariel J. Brunhes-Delamarre et Roger Henninger : Transports ruraux, p. 157-164. Repris sous le titre « Attelages et charrettes », Traquet motteux ou l’agronome sifflotant (1994), Cognac, Le Temps qu’il fait, 2010, p. 39-46.
11. Les Cahiers du Chemin n° 23, 15 janvier 1975 : Enfeu, p. 45-51.
12. Les Cahiers du Chemin n° 24, 15 avril 1975 : Ariane Aranéide, p. 67-78. Repris dans Des Cours d’eau peu considérables, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1981, p. 9-26.
13. Les Cahiers du Chemin n° 26, 15 janvier 1976 : Marcel Gautier : Chemins et véhicules de nos campagnes (Livre II) : p. 166-172. Repris sous le titre « Chemins ruraux », Traquet motteux ou l’agronome sifflotant (1994), Cognac, Le Temps qu’il fait, 2010, p. 25-32.
14. Les Cahiers du Chemin n° 28, 15 octobre 1976 : Georges Duby et Armand Vallon : Histoire de la France rurale, p. 145- 157 (le titre dans la revue est « Des moulins à vent »). Repris sous le titre « Des moulins à vent », Traquet motteux ou l’agronome sifflotant (1994), Cognac, Le Temps qu’il fait, 2010, p. 47-61.
15. Les Cahiers du Chemin n° 30, 15 avril 1977 : Ravissement, p. 58-70. Repris dans Des Cours d’eau peu considérables, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1981, p. 47-67.