(Ce qui suit a été prononcé à l'Université de Pau dans le cadre du colloque "Jean-Loup Trassard : une ethnologie poétique" le 19 octobre 2012)
Dans un récit à propos des chemins du bocage mayennais, « Un miroir des ornières », Jean-Loup Trassard livre une réflexion qui contredit aux habitudes de pensée : « toute la campagne est un intérieur et c’est ce caractère d’abord de l’étendue que nos chemins parcourent[1] ». Une telle réflexion se poursuit jusqu’à penser l’expérience de sa propre écriture : « La relation que je dois faire va où les chemins la mènent. A mesure que j’écris, la question même l’emporte sur une quelconque affirmation. Je cherche encore l’histoire que je voulais me raconter. L’aventure est dans un espace où mes nuits descendent[2] ». Avec Jean-Loup Trassard, faire relation demanderait de continuer ces chemins d’aventure « dans un espace où [nos] nuits descendent ». Cette interaction forte d’une forme de vie et d’une forme de langage prend tout son sens dans l’attachement à la Mayenne natale – sa maison, son bocage, ses agriculteurs et artisans. Ne tient-elle pas également au fait qu’il est un auteur du Chemin, c’est-à-dire un auteur dont l’éditeur et donc l’interlocuteur dans la maison Gallimard a été longtemps Georges Lambrichs ? Depuis L’Amitié des abeilles dans la collection « Jeune prose » dirigée par Lambrichs, on compte (seulement !) quatre livres dans la collection « Le Chemin » avant que son auteur poursuive dans la blanche jusqu’à récemment L’Homme des haies, mais Trassard souligne lui-même l’importance de cette rencontre dans son parcours :
Avec la parution de L’Érosion intérieure, j’entre dans le cercle des auteurs de la collection
«Le Chemin» que G. Lambrichs dirige chez Gallimard. Il ne s’agit pas d’une
école, G. Lambrichs se veut œcuménique, mais le fait que nous nous lisions les
uns les autres est un soutien. J’approche ainsi Michel Butor, J.M.G. Le Clézio,
Michel Deguy, George Perros, Jacques Borel puis Michel Chaillou, plus tard
Gérard Macé et bien d’autres, comme Paul Oster ou Henri Thomas… Certains
deviennent des amis, et le sont restés ! Pendant une dizaine d’années, je serai
un assidu des « réunions du Chemin », comme de la revue Les Cahiers
du Chemin, dont je participe au lancement
et où je publierai régulièrement[3].
On ne peut pour autant rapporter ce parcours d’écriture
à quelque circonstance voire à une rencontre heureuse, sachant bien qu’il est
d’abord l’aventure d’une œuvre et d’une vie se poursuivant dans toutes les
lectures. Toutefois, il semble évident que cette « dizaine d’années »
a profondément accompagné la vie et l’écriture de Trassard et qu’on ne peut ne
pas les considérer.
En 1977, la revue Les Cahiers du Chemin s’arrête et Trassard raconte :
G. Lambrichs me demande d’être au sommaire de la
N.R.F. dont il vient de prendre la direction. Le texte est publié en septembre,
entre Beckett et Kafka[4] !
Le Chemin continue donc pour lui et non sans une
certaine fierté, ou plutôt sans la conscience d’un défi qu’il se doit de
relever dans le cadre d’une démocratie des écritures n’excluant pas d’éventuels
conflits voire classements et en tous cas des effets de pluralité, qu’organise
un sommaire de revue et ici un directeur qui a toujours décidé seul de son état
final – pour ce qui concerne ses Cahiers
et ici son premier numéro NRF.
Sans ici prétendre tirer quelque conclusion s’agissant
d’une relation décisive dans l’histoire éditoriale de cette œuvre, je voudrais
seulement considérer quelque peu un moment à côté d’autres qui paraissent
peut-être plus évidents tels que les parutions d’ouvrages, je veux parler de sa
participation aux Cahiers du Chemin, la
revue de Lambrichs que « La Revue » de « la Maison », La
N.R.f, éclipse trop souvent jusque dans les
récentes manifestations et publications autour du centenaire de la Revue et de
la Maison ! Les Cahiers me
semblent avoir tenu un rôle décisif au tournant des années soixante-dix quant à
quelques écritures et peut-être même à la configuration littéraire en France et
à l’écriture de quelques-uns qui aujourd’hui comptent. Ce sont donc les quinze
participations de Jean-Loup Trassard aux trente numéros de la revue de
Lambrichs. Du numéro 1 au numéro 30, Trassard ouvre et ferme avec Lambrichs une
expérience incomparable dans ces années 67-77 du siècle dernier. De
« Noctuelle » à « Ravissement », titres dont la force me
semble parfaitement illustrer cette expérience, ces quinze contributions
pourraient au premier abord se dissocier en textes de création ou récits et en comptes
rendus de lecture, une dizaine puis cinq, ces derniers tous repris dans Traquet
motteux. Mais ce serait à la fois mal
comprendre la poétique des Cahiers
et celle de l’écriture de Trassard, car l’une et l’autre défont ces partages
habituels entre fiction et documentation, récits et essais. A partir des
contributions de Trassard aux Cahiers de Lambrichs, je me propose de considérer combien toute sa poétique
s’éloigne de telles dichotomies et invente à la fois, dans la relation
littéraire, une solitude solidaire, dans le rapport du vivre et de l’écrire, une
distance familière et, dans les gestes d’écriture, un essayisme poétique.
Une solitude solidaire : le braconnage
La solitude vécue par l’enfant est un leitmotiv des
récits de Trassard où l’enfance s’abandonne à la campagne si ce n’est à la
rêverie bocagère jusque dans la maison et les livres. Au premier abord, il
s’agirait de se conformer à la condition qu’on pourrait dire
« moderne » de l’écriture et par conséquent de l’écrivain[5].
Laquelle ne cesse de se nourrir de la mythologie si ce n’est de l’idéologie
d’un individualisme forcené qu’une solitude existentielle viendrait porter à une
quasi-assomption métaphysique, dès qu’écriture. Pour contrecarrer une tel
postulat, on se contente généralement de l’argument sociologique de la
sociabilité littéraire. La participation à une revue qui a offert à 147 auteurs
428 occasions de publier dans près de 5000 pages pendant dix ans témoignerait
de faits qui défont toute mythologie individualiste de la pratique d’écriture ;
sans compter le fait que Trassard participe activement au premier cercle des Cahiers avec les rencontres fréquentes de ses membres autour
de Lambrichs. Mais on le sait, la solitude de l’individu dans la foule, et ici
dans la bande, serait constitutive de notre modernité… Alors, faut-il se
contenter d’osciller entre un individualisme et un holisme indépartageables,
sauf à lire la revue… et à commencer par la première contribution de Trassard
au premier numéro de la revue de Lambrichs : « Noctuelle[6] ».
La « déménagerie » ici consisterait dans une
perte de l’identité narrative. Se perdre dans la narration comme on se perd en
campagne bocageuse ou en nuit noire ou en lecture rêveuse. Une femme attend,
« son visage contre les vitres déformantes », « sa chemise de
nuit frôle la pierre des embrasures ». On la suit dans ses activités de
jour et « le soir est différent » : « Rideaux fermés, elle
gagne le fond des pièces ». Si « la nuit creuse des douves »,
voilà que, sans nous prévenir, la narration passe à la première personne, comme
on dit. Puis ne cessent d’alterner deux modalités énonciatives qui construisent
un continu ou plutôt les passages ininterrompus de la confusion récitative de
deux voix. Nous ne savons plus quelle voix nous appelle, et d’aucuns pourraient
classer le récit dans un fantastique rural voire dans une folie douce ou
grave : « Chaque soir ils sont plus nombreux. A toutes les fenêtres
de la maison je vois briller leurs yeux. […] Ils continuaient à rôder,
m’attendaient, comment savent-ils que je suis seule ? » L’énonciation
qui avait commencé sur le mode de la supposition, et donc de l’expérimentation,
a vite pris le pli d’un présent qui impose la force d’une expérience même si le
doute concernant ce qui arrive laisse la place à l’hésitation entre lecture
subjuguée par d’« anciennes gravures » et nature subjugante où un
« signe des morts, un principe d’eux émané qui se vêt aux nuances
d’automne, tremble dans la campagne » (94). Le récit de cette voix
dédoublée s’achève sous le signe de l’effacement pour laisser « une
transparence au lieu où se dessineraient (s)es pensées toujours à
recommencer ». La « déménagerie », si elle prend l’allure du
récit fantastique que semble ne plus du tout revendiquer son auteur dans ses
récits ultérieurs, n’en porte pas moins au cœur de l’écriture une dramaturgie
énonciative qui ne cessera de le hanter. « J’aperçois un visage, un
étonnant visage qui ne peut pas être mien » prépare cette clausule du
magistral roman Dormance :
« Je suis assis dans ce pré depuis des millénaires » (321). Des voix
antérieures ne cessent de pluraliser l’oralité de cette écriture : la solitude
de l’écrivain aussi bien que celle du lecteur se voit alors feuilletées par
d’infinies présences et résonances.
Aussi, je dirais que Trassard, parmi ceux du Chemin,
offre exemplairement dans ce tournant des années soixante-dix, l’ombre nécessaire
aux feux avant-gardistes. Son écriture projette un peu de nuit, celle d’une
enfance portant l’écriture : « Ramasseur de graines solitaire,
guetteur des bêtes, apprenant à connaître les règnes et le vent avec mes cinq
sens dans un vaste jardin, quelques prairies, j’ai l’impression d’avoir commencé
par être, petit, une sorte d’homme préhistorique[7] ».
Cette clausule de L’Espace antérieur
n’est en aucun cas un passéisme et encore moins une attitude réactionnaire mais
une solitude solidaire que la revue et la collection de Lambrichs ont accueillie
pour que les papillons de nuit obscurcissent un peu les pleins feux
individualistes ou collectivistes des avant-gardes proclamées ou des
académismes installés. Lambrichs, avec Trassard, faisait place au braconnage
confondant toutes les sciences de l’homme dans une écriture à l’écoute de ce
que l’époque entendait bien peu.
Une distance familière : l’estrangement
Si j’en crois la préface à son Agronome sifflotant titré Traquet motteux[8], ouvrage dans lequel Jean-Loup Trassard reprend cinq
de ses contributions à la « partie critique » des Cahiers, « dans un milieu littéraire et très
citadin », il a dû se contenter d’« évocations » permettant
d’introduire des « sujets rustiques » en lieu et place
d’« études détaillées, folles véhémentes » qu’il aurait aimé avoir
écrites. Certes, on sait depuis
lors la place prise dans son écriture par ses entretiens approfondis avec
« les artisans et les cultivateurs-éleveurs », pénétrant les images
pour y trouver les voix ; toutefois on ne peut se contenter de lire dans
ces cinq textes seulement des « évocations » où Trassard se serait
contenté d’une ethnologie poétique en passant. Et si c’était en passant,
c’est-à-dire en chemin, qu’effectivement il n’a pas tardé à engager par tous
les moyens, les siens, une écriture de la distance familière : un peu
comme deviennent les outils des artisans et agriculteurs car « si la
courbure des manches, l’usure des lames, l’écaillement des masses, livrent la
trace d’un combat historique, il faut reconnaître qu’il fut amoureux »,
écrit Trassard dans le compte rendu d’un ouvrage sur l’outil qu’il publie dans
le n° 12 des Cahiers du Chemin. Puis
la réflexion semble s’élargir à l’expérience propre :
« Transformation du matériau brut, donc emprise sur la nature (croyant la
sublimer), mais au niveau de l’outil manuel le champ demeure assez réduit,
l’effort assez pénible, pour que l’action ne conduise jamais à une esthétique
de la force et de la domination. On recherche la finition, non l’envergure[9] ».
Ce « on » ne
recouvre-t-il pas un sujet de l’écriture autant qu’une main prenant tel
outil ! Et cette action n’est-elle pas très exactement ce que fait
l’écriture de Trassard : les nommant, ces outils par exemple, « c’est
d’abord une envie d’apprendre et de faire », une vie avec car « la
main démange de les faire à nouveau bouger, de faire monter l’odeur de la
sciure, tinter le métal, jaillir les étincelles[10] »
- ainsi s’achève « Mainmorte ». Si, pour reprendre certaines
notations de La Déménagerie,
Trassard n’hésite pas dans ces notes critiques à « continuer son activité
de notaire[11] » et à
être « très attiré par l’art du rangement, qui sans doute structure
l’esprit[12] »,
bref s’il inventorie et archive, on sait qu’il participe d’une certaine manière
à ce que Francis Ponge inaugura avec son Parti pris des choses. Toutefois, on aperçoit vite combien, de fait, il
prend ses distances avec l’« esthétique de la force et de la
domination » de ce dernier.
Aucun hasard bien évidemment à ce que ce soit Trassard
qui rende compte d’un ensemble d’ouvrages permettant de traiter de « la
notion même du chemin[13] »
dans le numéro 26 des Cahiers du Chemin ! S’il cite abondamment les ouvrages, le montage lui même assez
labyrinthique lui permet de confier l’orientation de son écriture – et
peut-être même celle de son ami Lambrichs avec sa revue : « Toutes
ces traces d’homme à hommes, de foyer à foyer, depuis les fines sentes
jusqu’aux larges chemins herbus, j’aimerais en habiter le dédale paisible, au
plus près[14] ».
Mais plus que de les habiter, ce sont les chemins qui l’habitent parce que
« le chemin du conte en arrière s’efface à mesure et devant se divise
toujours » jusqu’à cette clausule : « au-delà semble-t-il des
fermes les chemins emmêlés s’éloignent dans le pays[15] ».
Bien loin d’un « parti pris » qui enclencherait une démarche si ce
n’est une réduction eidétique dans la tradition phénoménologique, Trassard
ouvre à un estrangement : « les chemins, cachés sous les arbres,
s’anéantissent par la boue, lieux d’impossible passage[16] »,
écrit-il au cœur de ce texte programmatique dans la stratégie de Lambrichs. Ce
ne sont pas les voies de l’affirmation et de la maîtrise mais celles de la
pluralité et de la relation emmêlée.
Dans cette période où l’accompagne Lambrichs, Jean-Loup
Trassard écrit des récits –le premier roman Dormance nous est donné à lire en 2000. De l’un à l’autre de
ces récits, bien des fils se tissent un peu comme dans une revue, en
l’occurrence Les Cahiers du
Chemin. Des passages de voix ne cessent de
constituer une œuvre solidaire faite de chacune de ces voix solitaires. Du
numéro 1 au numéro 11, de « Noctuelle » au « Cerceau de
bois », s’entend un tel passage de voix quand, dans ce dernier récit
entièrement tourné comme le précédent vers la mère, nous lisons une reprise de
la clausule du premier récit : « la nuit fond sur la neige dont la
clarté écarte les rideaux ». Non seulement l’image de
« Noctuelle » vient ici se renverser mais l’obscur continue son
travail au cœur même de la blancheur neigeuse. L’évocation de la maison hantée
par la présence féminine de la mère s’ouvre certes puisque le narrateur
note : « Et la maison, toutes portes et fenêtres ouvertes – ses voix
rassurantes – buvait l’air, aux bourdonnements graves d’abeilles
retrouvées. » Alors écrit-il, « je courais, découvrant la terre, je vivais
avec le vent frais ma légèreté. » Il livre alors dans ce mouvement éperdu
cet émouvant moment de retour à la maison : « J’allais au fond des
prés où les fleurs semblaient plus étranges, chaque jour à son lit je
rapportais plusieurs bouquets » (p. 70). En un seul paragraphe, nous avons
le rythme-sujet d’une écriture qui n’est pas seulement remémoration mais
expansion infinie d’une relation au double sens du terme : récit et
rapport, distance et proximité, séparation et attachement, puisque « toute
racine est douloureuse, mais dans le vent des abandons c’est aussi, montée de
la terre, de l’eau douce filtrée par les douces feuilles des tilleuls, une main
tendre et sûre » (p. 77). Un rythme-sujet qui ne peut que se reprendre,
réciter sa relation d’écoute au plus juste de cette inquiétante
étrangeté : « les merles criaient chaque soir l’effroi du
crépuscule » (p. 80).
Le récit, « Ariane aranéide », qu’on peut lire
dans le n° 24 des Cahiers et qui ouvre
le recueil de récits Des Cours d’eau peu considérables, conte les errances dans la campagne vers
« l’étang, ou la rivière plus distante, toujours aux premières heures et à
quelque saison que ce fût[17] »,
d’un personnage dont le nom dit l’activité : Hilaire. Lequel « s’y
rendait pour rien, c’est-à-dire pour quelque chose de si profond qu’inapparent
aux autres, inexprimé d’ailleurs en lui-même. Et par la précipitation qu’il
mettait à gagner les quartiers plus sauvages, par le peu de temps qu’il s’y
accordait, ces sortes de promenades avaient une violence[18] ».
Ces échappées fulgurantes toujours s’achèvent « en remontant vers la
maison[19] »
où la mère accueille : « Elle plus ou moins endormie dans la maison
sur quoi se dirigent les chemins, les allées, l’attendait, centre du
rayonnement doux de sa voix, de ses gestes et ses regards[20] ».
Ces échappées ouvrent à un régime cognitif non exempt d’« une sorte de
fascination[21] » où
le familier et l’inconnu se fondent dans une réciprocité qui tisse une toile
recommencée tous les matins comme fait l’épeire diadème et donc notre écrivain,
ou plutôt le sujet de cette écriture, dénommé ici Hilaire. La distance que ne
cesse de parcourir cette errance d’écrire consiste donc « par-delà les
belles toiles à gagner un lieu que la nuit avait dû quitter en dernier, où
l’été une fois encore serait neuf ».
La déménagerie dans Les Cahiers du Chemin opère donc une critique en actes des certitudes que
les professionnels de l’avant-gardisme ou de l’académisme de l’époque ne
cessent de professer voire de manifester quand, au même moment dirigeant sa
revue, un Lambrichs risquait ses amis du Chemin à « aller hardiment vers
l’inconnu » de ce qu’on écrit, et de ce qu’on vit dans et par l’écriture,
au lieu de faire confiance « à la pensée avant les mots[22] ».
Cette errance augmente l’étrange au point peut-être d’ouvrir une dissonance
incommensurable avec l’époque.
Des essais poétiques : la dissonance
Les Cahiers du Chemin ont été historiquement concomitant à mai 68 avec l’apothéose des
trente glorieuses et des espoirs révolutionnaires du XXe siècle mais
également avec l’apogée du structuralisme et du tel-quelisme. Rares sont les
récits de Trassard qui font à cette époque allusion claire aux événements. Dans
le n° 18 de la revue de Lambrichs, un récit s’ouvre par un long passage mis
entre parenthèses, qui fait explicitement référence aux événements du quartier
latin : « remous qui finalement ne brisaient qu’une surface[23] ».
Ce récit oppose à ces « remous » un fait divers paru « en
dernière page du journal du soir […] totalement rempli d’analyses
politiques et de violences neuves », lequel réitère le lendemain la même
information : un loup abattu par un fermier. Que le fait soit vrai ou
fictif, le narrateur de « Harloup », ce cri destiné à exciter les
chiens de chasse, en tire une leçon qui me semble orienter toute l’écriture
dans l’exercice de ce que Marcel Détienne appelle « l’épreuve répétée de
la dissonance, c’est-à-dire de la
comparaison au plus loin, celle qui avive au mieux l’œil comparatiste[24] ».
Méthode que, me semble-t-il, Trassard explore exemplairement puisque, selon
lui, ces informations dissimulées et répétées, « il fallait pour les lire
plus que ce sens du braconnier qui perçoit à travers les ronces la présence de
la bête au gîte, une condition de l’être entier commencée dès l’enfance[25] ».
Le texte qui suit fait se frotter des « pièces conceptuelles », pour
emprunter encore à Détienne, relevant pour les premières de souvenirs d’enfance
mis en perspective, puis les deuxièmes de la citation de fait divers couvrant
une grande variété géographique et historique, accompagnée par des sources
documentaires les plus diverses résultant de lectures et recherches dans les
ouvrages et revues de la bibliothèque, et enfin les dernières d’une écriture
expérientielle se fondant dans la terre et ses végétaux noyés dans une campagne
« à la limite du jour[26] ».
Dissonante par ses pièces ajointées, l’écriture engage une attention
inhabituelle à l’insignifiant voire à l’invu. Il s’agit de voir ce qui
« sort du texte comme un loup en lisière du bois pouvait surgir. Il est
insignifiant : tête basse, queue traînante, il trotte de travers et
disparaît[27] ».
Je ne reprendrai pas ici la belle analyse, sous le signe
de la résurgence du mythe d’Eurydice dans quelques écritures contemporaines,
proposée par Arlette Bouloumié[28]
à propos de « Ravissement ». Ce texte écrit certainement en songeant
au mythe d’Orphée et Eurydice, a été publié dans le dernier numéro des Cahiers
du Chemin. Je voudrais seulement ici
rebondir sur sa clausule étonnamment longue : « Si d’un tel
voyage les mineures péripéties se laissent raconter – et même entendre,
au-delà, les roucoulements des tourterelles dont il ne saurait désormais s’ils
soufflaient devant les champs de grain une douceur insupportable ou s’ils
étaient funèbres – les causes de la révélation, muette foudre intérieure, ne
peuvent pas être affirmées : il serait vain de chercher à voir avec ses
yeux la campagne frémissante quand, vers le chemin plus bas où les ombres
fragiles dernières vapeurs fumées de fermes fuyaient entre les buissons légers,
Hère – fût-ce pour un instant – allait se retourner[29] »
Le protagoniste principal, Hère, lancé sur « le chemin qu’il
connaissait […] le trouvait étranger[30] » :
c’est dire combien la dissonance organise le parcours de celui qui ère
« quand l’ampleur de la perte l’avait écrasé[31] ».
Et s’il « s’abandonne à la descente » au point de « basculer
vers l’inconnu », Hère semble condamné à « se trouv[er] en route[32] ».
Mais, alors même qu’une dimension mythique ne cesse d’augmenter sa condition,
toute l’écriture ne cesse de se refuser à une aussi belle destinée, à une aussi
évidente réécriture. Le paysage, lui-même fuyant, aurait finalement abusé le
lecteur : « c’est l’obscurité, le temps passé là, qui donnaient au
paysage une dimension excessive[33] ».
Un principe de dissonance viendrait donc comme retirer toute assurance ou
réassurance à cet emportement : « Hère n’avait pas une idée nette de
ce qui, un soir, l’aurait mis en route[34]
[…] ». Le ravissement est double : ravisseur et ravi à la fois,
engagé dans une érotique généralisée et, en fin de compte peut-être
« c’était comme s’il portait le chemin, accablé sous l’ancien fondement de
pierre » ! Bref, Hère
comme l’écriture de Trassard est bel et bien cet essai poétique inouïe de faire
s’asseoir un je-ici-maintenant « dans ce pré depuis des millénaires ».
***
Engagé dans le braconnage au sens où Michel de Certeau
proposait pour la lecture un « principe d’ubiquité[35] »,
Trassard, sans jamais confondre fiction et histoire, augmente l’estrangement
des comptes rendus visant toute réalité, particulièrement celle qu’on voit peu
et, en cela, il illustre merveilleusement la leçon de l’historien Carlo
Ginzburg[36], mais il
faudrait préciser que son essayisme poétique n’est pas l’assurance réitérée
d’une entrée qui verrait notre auteur qualifié de rural ou témoin d’un monde
disparu, quand c’est, comme le propose Marcel Détienne « l’épreuve répétée
de la dissonance[37] » qui organise l’œuvre toujours en cours. Bref,
ces trois mouvements engagerait une même « déménagerie » qui ne cesse
de nous transporter tout à la fois à dos d’écriture, de songe et de pas[38].
Les dix ans des Cahiers auront pour le moins compté dans ce qui les emporte : un œuvre qui
compte.
[1] J.-L.
Trassard, « Un miroir des ornières » dans L’Ancolie, p. 93.
[2] Ibid., p. 96.
[3] Jean-Loup
Trassard, « Quelques dates dans une vie », http://www.jeanlouptrassard.com/jlt/biographie/entretiens.html
[4] Ibid.
[5] Tocqueville
écrit que « l’individualisme est une expression récente qu’une idée
nouvelle a fait naître » (De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier Flammarion, p. 125).
[6] « Noctuelle »,
Les Cahiers du Chemin n° 1, octobre
1967, p. 47-57. Repris dans Paroles de laine (1969), Paris, Gallimard, « L’imaginaire »,
1989, p. 83-96.
[7] L’Espace
antérieur, 1993, p. 210.
[8] Jean-Loup
Trassard, Traquet motteux ou
L’agronome sifflotant, Cognac, Le temps
qu’il fait, 2010, p. 12.
[9] Ibid., p. 37.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Jean-Loup
Trassard, La Déménagerie, p. 110.
[12] Ibid., p. 113.
[13] Traquet
mottet, p. 30.
[14] Ibid., p. 29.
[15] Ibid., p. 32.
[16] Bid., p. 30.
[17] Des
Cours d’eau, p. 12.
[18] Ibid..
[19] Ibid., p. 21.
[20] Ibid., p. 23.
[21] Ibid., p. 21.
[22] Georges
Lambrichs, Mégéries, p. 20 et p. 70
[23] L’Ancolie, p. 113.
[24] Marcel
Détienne, Comparer l’incomparable Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, « Essais », 2009, p. 173.
[25] L’Ancolie, p. 114.
[26] Ibid., p. 125.
[27] Ibid., p. 128.
[28]
Arlette Bouloumié, « La Résurgence du mythe d’Eurydice et ses
métamorphoses dans l’œuvre d’Anouilh, de Pascal Quignard, de Henri Bosco, de
Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde, et Jean Loup Trassard », paru dans
Loxias 2, mis en ligne le 15 janvier 2004, URL :
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1244.
[29] Des
cours d’eau, p. 67.
[30] Ibid., p. 49
[31] Ibid., p. 53.
[32] Ibid., p. 62.
[33] P. 63.
[34] P. 65.
[35] M. de
Certeau, « Lire : un braconnage » dans L’Invention du
quotidien. 1. Arts de faire, Paris,
Gallimard, « folio/essais », 1980, p. 250.
[36] Carlo
Ginzburg, « L’estrangement
Préhistoire d’un procédé littéraire » dans A Distance Neuf
essais sur le point de vue en histoire,
Paris, Galliamrd, « Bibliothèque des histoires », 2001, p. 15-36.
[37] Marcel
Détienne, Comparer l’incomparable Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, « Essais », 2009, p. 173.
[38] Je reprends
ici ce passage qui clôt « Un miroir des ornières », ce très beau
texte sur les chemins (L’Ancolie,
« L’imaginaire », p. 108).